L’ordre et le rêve – Le contrôle judiciaire après Dunsmuir (Hon. Louis LeBel)
Louis LeBel était juge à la Cour suprême du Canada de 2000 à 2014. Il est actuellement avocat-conseil au cabinet Langlois à Québec et Montréal depuis mai 2015 et juge en résidence à la Faculté de droit de l’Université Laval.
Le texte n’appartient plus à son auteur; ce lieu commun de la critique littéraire s’applique particulièrement bien à l’œuvre judiciaire. Une fois déposé, le jugement s’incorpore dans un patrimoine commun, le droit ou le système juridique d’un état ou d’une communauté politique. Il tombera souvent dans le silence.
Parfois il connaîtra une notoriété, peut-être temporaire. Loué ou critiqué, il aura connu le sort que Voltaire au 18e siècle souhaitait à son œuvre, « que l’on en parle en bien, que l’on en parle en mal, pourvu qu’on en parle! » La lecture des contributions communiquées sur les blogues des professeurs Daly et Sirota confirme que tel a été le sort de l’arrêt Dunsmuir depuis 10 ans.
Cependant, puisque cet arrêt n’appartient plus à ceux qui l’ont rendu, il ne me semblerait pas approprié de m’engager dans une défense et illustration de ses mérites. Toutefois, je n’entends pas, même en ces temps de carême, me vêtir d’un sac de toile, répandre des cendres sur ma tête et commencer d’amères pénitences pour obtenir le pardon de la communauté juridique canadienne.
À l’occasion de ces 10 ans, je préfère partager quelques réflexions sur le contrôle judiciaire tel qu’on le connaît au Canada et sur la conception que l’on s’en fait. Le sujet m’a intéressé, bon gré mal gré, au cours de ma vie professionnelle comme avocat puis comme juge. Je pense d’ailleurs avoir plaidé mon premier dossier de contrôle judiciaire en 1964. Jusqu’à ce que je devienne juge, les affaires de contrôle judiciaire sont demeurées constamment une partie de mon horizon intellectuel. Il m’est arrivé aussi de donner quelques cours sur le sujet.
Puis comme juge à la Cour d’appel du Québec puis à la Cour suprême du Canada, les problèmes de contrôle judiciaire ont constitué une part substantielle de mon activité. Si ma mémoire est fidèle, vers 1996, les affaires de contrôle judiciaire représentaient environ 20 % du rôle civil de la division d’appel de Montréal. Cependant, si j’ai aimé le droit administratif, je n’ai jamais salivé à l’idée de plaider ou d’entendre une affaire de contrôle judiciaire. Je ne me souviens pas d’être parti entendre Dunsmuir en clamant le matin mon bonheur à mon épouse.
J’admets le fait de la popularité et l’abondance des activités de contrôle judiciaire. Je les ai considérées souvent comme des problèmes intéressants de procédure civile et de droit administratif. Elles représentaient une part complexe des tentatives d’aménagement du droit administratif ainsi que l’organisation des rapports entre les composantes d’un état démocratique moderne et des relations entre les groupes de toute nature qui forment la société civile.
J’ai donc vécu comme praticien et comme juge plusieurs systèmes de contrôle judiciaire et l’émergence de paradigmes divers gouvernant ceux-ci. Rien ne fut parfait et l’expérimentation s’est continuée. Après d’autres, j’ai apporté une contribution dont la nature fait elle-même l’objet de commentaires à l’occasion de cet anniversaire.
Il m’est arrivé de percevoir dans le fonctionnement du système de contrôle judiciaire un obstacle de l’accès à la justice ou à son efficacité dans les domaines relevant du droit administratif. Que l’on revienne à la case zéro après 15 ou 20 ans de débats judiciaires ne m’est jamais apparu comme une solution admissible, comme je reconnais volontiers l’avoir dit au cours d’une audience de la Cour Suprême, ainsi que le soulignait Me Gall dans sa contribution. Je demeure aussi inconfortable devant des systèmes qui, superposant des procédures de contrôle judiciaires à des régimes d’appel administratif créent une demi douzaine de paliers de juridiction. En réalité, mon intérêt pour le contrôle judiciaire correspond sans doute à celui du chirurgien devant un cancer du pancréas complexe.
Néanmoins, la question du contrôle judiciaire demeure présente et doit être traitée dans un système juridique comme celui d’un pays comme le Canada. Celui-ci reste soumis à la règle de droit comme la Cour suprême le rappelait dans le Renvoi sur la sécession de Québec[1]. Les structures constitutionnelles mises en place par la Constitution de 1867, notamment quant au rôle des Cours supérieures, rendent la question incontournable. Dans ce contexte, le contrôle judiciaire représente un mécanisme nécessaire pour assurer le respect d’un ordonnancement juridique fondamental. Cependant, il doit s’insérer dans la vie d’un état démocratique moderne dont les fonctions de réglementation sociales et économiques ont connu une forte expansion, bien que celle-ci n’ait jamais fait l’unanimité. Il s’inscrit dans les mécanismes d’un droit public, constitutionnel et administratif qui pénètre profondément toute la vie de la société canadienne.
Cette forme de contrôle de l’activité administrative implique nécessairement des conceptions diverses du rôle des tribunaux supérieurs et des mécanismes de formation du droit dans la société contemporaine. Il soulève aussi des interrogations fondamentales sur la nature du droit et des processus de sa formation de celui-ci, y compris au sujet de la nature et de la mise en œuvre des méthodes d’interprétation.
Des commentaires recueillis sur les blogues des professeurs Daly et Sirota, ressortent deux tendances fondamentales. L’une voit dans le contrôle judiciaire une méthode destinée à assurer l’ordre dans le système juridique canadien particulièrement à l’égard des questions de droit. Pour elle, le contrôle judiciaire, à la limite, ne se distinguerait guère de l’appel. Il laisserait sans doute la décision sur le fait au décideur administratif mais exigerait que la plupart des questions de droit soient réglées selon un test d’exactitude défini par les tribunaux supérieurs. Aussi, de fortes réserves se manifestent à l’égard d’une approche déférente qui permettrait aux tribunaux administratifs de définir leur conception de la conformité aux normes fondamentales comme la Charte canadienne des droits et libertés ou, au Québec, la Charte des droits et liberté de la personne[2].
Au fond, cette première tendance vise à l’unification des règles de droit et de leur mise en œuvre par le choix d’une norme d’intervention fondamentalement similaire à celle de l’appel civil ou pénal.
L’autre tendance découle d’une opinion toujours essentielle dans l’aménagement du système de contrôle judiciaire canadien, celle du juge Dickson, plus tard juge en chef dans l’arrêt Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau‑Brunswick[3]. Comme le note fort à propos la professeure Valois dans sa contribution à ce groupe d’études, elle étend clairement le droit du contrôle judiciaire au mérite de la décision administrative en la soumettant à une norme de rationalité au lieu de limiter l’intervention du tribunal supérieur à la définition de sa compétence et à l’examen des conditions dans lesquelles la décision a été rendue.
Cependant, cette extension s’accompagnait de la reconnaissance d’une forme de déférence en faveur du décideur administratif, même sur un grand nombre de questions de droit. Elle acceptait qu’il existe des dossiers où les choix interprétatifs de décideur administratif primeraient en dépit de désaccords potentiels avec l’opinion de la cour de contrôle. En ce sens, cette orientation qui s’est retrouvée dans des formes diverses d’aménagement du contrôle judiciaire depuis ce jugement, comporte une reconnaissance implicite qu’un système de droit laisse place à une marge de pluralisme juridique. Le droit n’est pas nécessairement univoque et une des fonctions d’un organisme administratif peut consister dans le développement de ses propres orientations juridiques. Un jugement, l’arrêt Domtar[4] admettait d’ailleurs cette possibilité en rejetant même les inconsistances des décisions d’un tribunal administratif comme justification à elle seule d’un exercice du pouvoir de contrôle judiciaire.
L’aménagement du contrôle judiciaire dans cette seconde tendance s’est réalisé, comme on le sait, sous des formes très diverses. La construction de l’œuvre se continuera inévitablement. Cependant, elle a reconnu l’existence d’une autonomie partielle des tribunaux administratifs, certainement sur le fait, mais aussi sur le droit au cours de tous les débats sur les méthodes de contrôle judiciaire.
Le débat incessant sur les normes de contrôle judicaire a d’ailleurs occulté en partie le développement du droit administratif comme tel. La focalisation sur les normes de contrôle et les problèmes d’accès à celui-ci a conduit parfois à négliger que le droit administratif se développait au niveau des juridictions inférieures qui régissent largement la vie quotidienne des membres de la société[5]. On oublierait parfois, à lire notamment une partie de la doctrine de droit administratif, que celui-ci ne se limite pas au contrôle judiciaire. Pourtant, l’examen d’une œuvre récente comme la 7e édition du traité de droit administratif du professeur Patrice Garant[6], confirme la diversité et l’ampleur du droit administratif. Cependant, le contrôle judiciaire tend à absorber toute l’attention. Parfois, sa conception exprime le rêve de la formation d’un ordre stable et de règles d’application quasi-automatiques, dispensant de l’exercice d’un jugement prudentiel. Cette approche oublie les exigences de la vie d’une société et l’importance de l’expérimentation juridique. Elle néglige aussi la nature du droit de l’interprétation juridique qui opère parfois comme mécanisme de création et non seulement, comme une technique mécanique de dégagement d’un sens caché d’un texte.
Le droit ne s’accomplit jamais définitivement. Des problèmes continuent à se poser. Je pense, par exemple, à l’intégration des questions d’équité procédurale dans le système de contrôle judiciaire. On peut aussi s’interroger sur la question des limites du système actuel de contrôle judiciaire et de sa capacité de s’adapter aux fonctions administratives autres que celles d’adjudication. Comment fixer les limites de ce contrôle et ses modes d’exercices particulièrement à l’égard de l’application des normes fondamentales par exemple dans le cas des fonctions de décision individuelle et de réglementation de l’administration publique.
L’essence du contrôle judiciaire correspond à des objectifs simples à définir : maintenir un ordre juridique stable sur des questions de droit fondamentales et assurer le respect d’un processus décisionnel rationnel et juste dans l’administration publique. La réalisation de ces objectifs demeure difficile surtout lorsque le contrôle judiciaire est trop souvent employé pour prolonger des débats devant la justice ou obtenir une seconde chance de modifier une décision prise en réalité dans les marges de la raison et de l’équité procédurale.
L’une des beautés du droit se retrouve dans la nécessité de faire appel à l’imagination au-delà des tentatives ou des espoirs de s’endormir dans un cadre formel immuable. Le présent débat sur les normes de contrôle témoigne de cette tentation et de ce défi. Il s’agit d’apprendre à contrôler le contrôle judiciaire.
[1] Renvoi relatif à la sécession de Québec, [1998] 2 R.C.S. 217.
[2] RLRQ, c. C-12.
[3] S.C.F.P. c. Société des Alcools du N.-B., [1979] 2 R.C.S. 227.
[4] Domtar Inc. c. Québec Commission d’appel en matière de lesion professionnelles, [1993] 2 R.C.S. 786.
[5] Voir: par exemple, P. Noreau, F. Houle, M. Valois, P. Issalys, La justice administrative : entre indépendance et responsabilité – Jalons pour la création d’un régime commun des décideurs administratifs indépendants, Éditions Yvon Blais, Cowansville 2014.
[6] P. Garant, Droit administratif, 7e édition, Éditions Yvon Blais, Cowansville 2018.
This content has been updated on March 8, 2018 at 21:50.