L’éthique des procédures contentieuses au Canada dans l’ère de la COVID-19, Section 2
I have posted a new paper to SSRN, reflecting on the lessons of the pandemic for the Canadian legal system. It is to appear in a French-language collection edited by Jean-Bernard Auby. You can download the full paper here. In Section 2 I describe the reactions of the Canadian legal system to the arrival of COVID-19 on the country’s shores.
Section 2
Réactions du système judiciaire à la pandémie
Dans cette section, nous discutons des réactions du système judiciaire canadien à la pandémie. Notre discussion commence avec un survol des mesures concrètes mises en place, nous notons l’approche à la tenue des audiences et des procès. Nous identifions par la suite quelques difficultés qui sont survenues (telles que l’accès aux outils technologiques et l’application des règles générales à des cas concrets). Nous abordons, enfin, les réactions juridiques aux difficultés causées par la pandémie.
§ 1. Les mesures concrètes mises en place
- La prescription
Comme ailleurs dans le monde, le Canada a subi des confinements en réponse à la première vague de la COVID-19. Imposées largement par les provinces (la compétence du gouvernement fédéral en la matière étant essentiellement limitée au contrôle des frontières), les confinements ont eu pour conséquence de presque arrêter la vie canadienne. Le système judiciaire n’y a pas échappé. Avec des palais de justice, bureaux d’avocats, entreprises d’imprimerie et d’autres services essentiels au bon fonctionnement du système judiciaire fermés ou restreints dans leurs activités, le respect des règles de prescription est devenu impossible. La réaction gouvernementale a été rapide : autant au niveau fédéral qu’au niveau provincial, les gouvernements ont assoupli les délais statutaires et réglementaires afin de s’assurer que les justiciables ne voient pas les portes des tribunaux et entités administratives fermées à eux à cause d’une prescription législative; les gouvernements ont soit légiféré à cet égard (comme le Parlement fédéral dans la Loi sur les délais et autres périodes (COVID-19), édictée par la Loi concernant des mesures supplémentaires liées à la COVID-19, L.C. 2020, ch. 11, art. 11), soit utilisé des pouvoirs réglementaires prévus par des mesures législatives adoptées en réponse à l’arrivée de la pandémie au Canada (comme les DÉLAIS DE PRESCRIPTION, Règl. De l’Ont. 73/20 en Ontario et l’Arrêté n° 2020-4251 de la juge en chef du Québec et de la ministre de la Justice du 15 mars 2020 au Québec). Des tribunaux ont eux-mêmes adopté des mesures semblables : par exemple la Cour fédérale avec sa Directive sur la procédure et ordonnance (COVID-19) du 17 mars 2020. Ceci fait partie, bien entendu, de l’autonomie administrative des tribunaux de justice, telle que protégée par le principe constitutionnel d’indépendance judiciaire. Toujours avec un objectif semblable le législateur de la province de Terre Neuve a prévu un assouplissement de tous les délais dans les lois provinciales : COVID-19 Pandemic Response Act, SNL 2020, c C-37.03, Schedule.
- Des procès
Avec la fermeture des palais de justice, la tenue des procès est évidemment devenue impossible à court terme. Les procès avec jury ont été carrément reportés. En Ontario par exemple, la Cour supérieure dans la région de Toronto a suspendu des procès de la mi-mars au mi-septembre 2020[1]. De temps à autre, évidemment, il était impossible de tenir des procès dans certaines régions du pays en raison de la gravité de la situation sanitaire. Ce fut le cas en Ontario, en janvier 2021, frappé alors par une vague du variant « Alpha ». Notons que les procès avec jury n’étaient pas annulés, seulement reportés.
C. Des audiences
Cependant, les tribunaux canadiens à travers le pays ont rapidement adopté des protocoles concernant des audiences à distance. En général, et cela partout au Canada, la visioconférence est devenue incontournable pour des procès sans jury, pour des dossiers de droit public et pour d’autres procédures comme la détermination de la date d’un procès, le développement d’un protocole de l’instance ou l’interrogatoire préalable[2], tant devant les tribunaux de justice que les tribunaux administratifs. La Cour fédérale, par exemple, a prévu dans un premier temps des communications par téléphone avant de passer au modèle des visioconférences[3], un modèle qui a été graduellement appliqué à tous les dossiers[4], cette cour siègeant toujours sans jury[5]. Dans le contexte des audiences virtuelles, le dépôt électronique des documents est de mise. Notons aussi que le public a généralement accès aux audiences virtuelles sur demande au greffier du tribunal en question[6]. Les modalités à cet égard varient énormément, différentes instances utilisant différentes technologies et octroyant différentes formes d’accès selon le contexte : par exemple, la Cour provinciale de l’Ontario privilégie l’accès à l’audioconférence des audiences plutôt que la visioconférence[7].
D. Réouverture graduelle
Comme toute autre entité publique, les tribunaux de justice canadiens ainsi que les tribunaux administratifs doivent respecter les consignes sanitaires. La distanciation physique était le premier moyen privilégié afin de répondre à la propagation du virus, ce qui a évidemment occasionné des restrictions sur la présence des décideurs et les fonctionnaires qui les appuient dans leurs fonctions dans les palais de justice. Le respect de la distanciation a aussi eu des effets sur la tenue des procès avec jury : parfois, les palais de justice n’étaient pas assez larges pour accommoder un jury distancié[8]. Les membres des jurys étaient obligés de porter le masque lorsque la couverture du visage a été prévue par les règles de santé publique et dernièrement, avec le succès de la campagne de vaccination, certains juges ont limité le service au jury à ceux qui étaient capables de prouver (avec un « passeport vaccinale » issu d’une instance gouvernementale compétente) qu’ils avaient été vaccinés contre la COVID-19[9]. En revanche, un juge québécois, appliquant un cadre législatif différent que de celui des autres provinces, en est venu à la conclusion contraire, refusant ainsi de faire de la vaccination une condition préalable à la participation en tant que membre d’un jury[10].
§ 2. Difficultés
A. Accès aux outils technologiques
Les avocats ont généralement accès aux outils technologiques nécessaires afin de faire valoir les moyens de leurs clients devant des tribunaux de justice et des tribunaux administratifs.[11] De graves difficultés surviennent, par contre, pour les justiciables qui se représentent seuls, parce qu’ils n’ont pas toujours les moyens d’obtenir une connexion internet stable, un ordinateur équipé avec la plateforme utilisée par le tribunal, ou un endroit paisible pour assister à l’audience virtuelle. À titre d’exemple, plusieurs sont les plaintes des organismes non gouvernementaux concernant la tenue des audiences virtuelles dans des dossiers administratifs opposant des locataires et des propriétaires[12] Il n’y a pas encore de jurisprudence à ce sujet.
B. L’équité des audiences virtuelles
Laissant de côté les difficultés de certains justiciables quant à l’accès aux outils nécessaires afin de participer dans des audiences virtuelles, se posent également des questions d’équité. Dans la mesure où la justice naturelle comprend le principe de audi alteram partem, il y a lieu de se questionner quant à la capacité de certaines personnes vulnérables de participer pleinement à des audiences virtuelles. L’exemple des demandeurs d’asile vient facilement en tête : ces personnes sont souvent très nerveuses lorsqu’elles se présentent devant un commissaire dont la décision sera critique pour leur avenir ; il est possible qu’elles ne pensent pas avoir vraiment été « entendues » par le décideur par visioconférence.
C. L’application de règles générales aux cas concrets
Dans la foulée des décrets de confinement issus par tous les niveaux du gouvernement au début de la crise sanitaire occasionnée par la COVID-19, ont été adoptées des mesures de portée générale qui doivent, cependant, être appliquées dans des situations concrètes. Une mesure qui est tout à fait légitime sur le plan normatif lorsqu’elle est vue comme une norme générale risque de perdre cette légitimité une fois appliquée à des circonstances particulières si son application entraîne des conséquences néfastes pour un justiciable, la société ou l’administration de la justice. Encore est-il que l’adoption des visioconférences pourrait en être un exemple : en général, la visioconférence peut grandement aider l’administration de la justice, mais dans certains dossiers le recours aux outils technologiques peut désavantager un justiciable minant ainsi la confiance publique dans l’appareil étatique.
§ 3. Réactions juridiques
- Délais
Évidemment, des questions se posent immédiatement concernant la réaction aux délais engendrés par les mesures sanitaires telles que le confinement et la distanciation physique. Les inculpés auront-ils droit presque automatiquement à des arrêts de procédures? Une réponse négative s’impose. Comme nous l’avons vu (section 1, §3), le cadre analytique de l’arrêt Jordan, préconise une approche musclée aux questions de délais dans les procès criminels. Or, en l’appliquant aux dossiers touchés par la pandémie les tribunaux canadiens ont adopté une approche souple. Les délais attribuables à la pandémie ont le caractère de force majeure et ne sont pas pris en compte dans le calcul[13]. Par conséquent, le système judiciaire canadien n’a pas connu de vagues d’arrêts de procédures semblables aux vagues de COVID-19.
2. L’interprétation des règles générales
Pour ce qui est des moyens judiciaires d’éviter des conséquences néfastes d’une règle générale, l’avis de la Cour d’appel fédérale dans Affaire Intéressant L’article 6 de la Loi sur les Délais et Autres Périodes (COVID-19)[14], est d’un grand intérêt. En l’espèce, le procureur général du Canada a suggéré par décret une approche large et libérale à l’interprétation d’une disposition éliminant des délais législatifs dans des dossiers. Or, cette interprétation aurait eu pour effet de modifier des délais fixés par des juges dans leur gestion des instances. La Cour d’appel a rejeté cette interprétation, soucieuse de comment « [l]’invalidation des ordonnances de la Cour créerait souvent un vide dans le déroulement d’une instance, lequel causerait de l’incertitude, qui à son tour aurait un effet préjudiciable sur les parties et nuirait à l’intérêt public. Une affaire qui serait prête à être entendue et tranchée dans une semaine environ pourrait, à l’instigation d’une partie, devoir être retardée de plusieurs mois. Pour mener à de tels résultats, il faudrait que l’article 6 soit libellé dans le langage législatif le plus clair possible. L’article 6 n’est pas libellé dans un tel langage »[15]. La cour a préféré ainsi une interprétation circonscrite qui laissait en place les délais fixées par des juges.
3. Justification des audiences virtuelles
Certains tribunaux
se sont penchés sur la légitimité des audiences virtuelles. Pour ce qui est des
dossiers en droit public, par exemple le contrôle judiciaire de
l’administration publique, qui est effectué sur dossier seulement, les
tribunaux ont vite constaté que les audiences virtuelles n’entraîneraient pas
de conséquences néfastes. Puisque tout est sur papier, et qu’il ne reste plus
qu’à entendre les plaidoiries des avocats, il n’y a aucune atteinte aux
principes de justice naturelle en exigeant que les audiences se tiennent à
distance[16].
Même lorsqu’il s’agit d’un processus qui implique des contre-interrogatoires,
par exemple dans le contexte administratif, les intérêts de la justice peuvent
justifier la tenue d’une visioconférence, tout dépendant des caractéristiques
du dossier. En général, la question-clé sera la capacité du décideur d’évaluer par
visioconférence de la crédibilité des témoins[17] :
lorsqu’il s’agit d’un décideur seul ou un banc de décideurs, il n’y a pas lieu
de craindre un manque de capacité à cet égard, tandis que des procès avec jury
sont difficile à gérer en distanciel parce que l’attention des membres du jury
ne peut pas être garantie. Par ailleurs, le cadre législatif peut évidemment contraindre
la tenue d’une audience en personne, mais outre les rares exemples d’une
disposition législative claire à cet égard[18],
l’instance est libre de décider si une audience virtuelle va permettre
d’atteindre ses objectifs tout en respectant la justice naturelle[19].
[1] R. v. Simmons, 2020 ONSC 7209, au par. 63.
[2] Arconti v. Smith, 2020 ONSC 2782.
[3] « Directive sur la procédure et ordonnance (COVID-19) : Mise à jour n° 2 » (29 avril 2020).
[4] « Directive sur la procédure (COVID-19) : Mise à jour no 7 (18 janvier 2021) ».
[5] Loi sur les cours fédérales, LRC 1985, c F-7, art. 49.
[6] Voir, par exemple, « Audiences virtuelles à la Cour fédérale – Guide de l’utilisateur à l’intention du public et des médias » : https://www.fct-cf.gc.ca/Content/assets/pdf/base/FR_Guide%20de%20lutilisateur%20%C3%A0%20l’intention%20du%20public%20et%20m%C3%A9dias%20(WEB%20ACCESSIBLE-RHD).pdf (consulté le 12 janvier 2022).
[7] « Guide pour les médias et le public – Marche à suivre pour accéder aux audiences de la Cour de justice de l’Ontario durant la pandémie de COVID-19 » (révisé le 15 mars 2021).
[8] R. v. Smith, 2021 NSSC 333, au par. 2.
[9] R v Aiello, 2021 ABQB 772; R. v. Frampton, 2021 ONSC 5733.
[10] R. c. Bissonnette, 2021 QCCS 3856.
[11] Je note, par contre, que nul n’est à l’abri des ennuis technologiques. Je faisais partie d’une équipe de plaideurs dans un dossier à la Cour suprême et pendant l’audience virtuelle, notre application Zoom est devenue corrompue, nécessitant une pause de l’audience avant que la connexion ne soit rétablie avec un autre ordinateur!
[12] Voir, par exemple, « Legal clinics raise concerns about virtual eviction hearings », CBC News, 19 Nov 2020.
[13] R. v. Khattra, 2020 ONSC 7894, aux pars. 61-62.
[14] 2020 CAF 137.
[15] Ibid., au par. 17.
[16] Association of Professional Engineers v. Rew, 2020 ONSC 2589.
[17] R. c. N.S., 2012 CSC 72, [2012] 3 RCS 726.
[18] Woods v. Ontario, 2020 ONSC 6899.
[19] First Global Data Ltd (Re), 2020 ONSEC 23.
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