Le droit civil et le droit administratif canadien: Les tribunaux de justice et le droit administratif
For context, see my introductory post. In this post I address the respective judicial styles of the civil law and common law provinces in Canada in matters of administrative law.
A. Les origines du contrôle judiciaire
Nous avons hérité le contrôle judiciaire que nous connaissons aujourd’hui au Canada de l’Empire britannique.[1] Durant le 16e et 17e siècle en Angleterre – période de tumulte politique extraordinaire – les cours de justice siégeant à Londres ont développé les brefs de prérogatives afin de contrôler la légalité des procédures devant des instances inférieures. À l’époque, la justice anglaise était essentiellement une justice locale, administrée par des agents du roi éparpillés partout dans son royaume. Par l’entremise des brefs de prérogative – certiorari, mandamus, prohibition, quo warranto, habeas corpus – les juges royaux à Londres étaient capables de centraliser l’administration de la justice. Ils ont constaté que certaines violations de justice naturelle et certains excès de compétence pouvaient être corrigés par l’entremise d’un bref de prérogative. L’administré qui voulait se plaindre d’une déviation de l’état du droit établi par les juges à Londres avait le droit de leur demander un bref de prérogative. Selon les circonstances, on avait recours à certiorari afin de casser une décision entachée d’une erreur grave, à prohibition pour éviter une erreur grave dans le futur, à mandamus afin d’ordonner que la justice soit rendue, à quo warranto afin de déclarer qu’un juge inférieur manquait de compétence, et à habeas corpus afin de mettre terme à une détention illégale.
Chaque bref de prérogative avait une étendue qui lui était propre – demander mandamus quand la théorie de la cause voudrait qu’une décision soit cassée serait une erreur de forme qui rendrait la demande de l’administré irrecevable. Au fil du temps, les tribunaux de justice ont permis l’utilisation des brefs de prérogative non seulement à l’encontre des tribunaux inférieurs qui rendait justice au nom du roi dans le royaume, mais également à l’encontre des instances administratives – les Commissioners of Sewers et le College of Physicians – qui étaient dotées de pouvoirs statutaires importants en matière de propriété et intégrité physique et qui exerçaient des fonctionnes juridictionnelles.
Par incrément, petit à petit et par analogie – la méthode classique de la common law[2] – l’étendue des brefs de prérogative englobait en principe presque toute la gamme de l’action administrative, tandis que l’état, dans un premier temps pendant la Révolution industrielle et par la suite avec la montée de l’État providence et réglementaire. Cette évolution incrémentale n’était pas sans problèmes : à plusieurs égards, la rapidité du développement de l’appareil étatique surtout dans le 20e siècle a dépassé le développement des brefs de prérogatives. Il y avait des lacunes importantes dans ce qui était assujetti au contrôle judiciaire. Par exemple, au 20e siècle, des décisions concernant des privilèges échappaient à la justice, tout comme des erreurs de droit intra-juridictionnelle (c’est-à-dire à l’intérieur de la compétence de l’Administration gouvernementale).
Retenons donc trois aspects de cette version courte de l’histoire du contrôle judiciaire de l’action administrative jusqu’au milieu du 20e siècle. Premièrement, il s’agit d’un système basé sur la notion de remède plutôt que sur la notion de faute ou d’erreur. La common law intervient lorsqu’un administré qui a le droit de demander un bref de prérogative se présente devant une cour de justice dans des circonstances qui rencontrent les exigences permettant à un juge de délivrer un remède. Deuxièmement, il n’y a forcément pas de quelconque code de droit administratif en common law, mais plutôt une évolution incrémentale aux fils des siècles menant à un système relativement cohérent, mais comportant néanmoins d’importantes lacunes. Troisièmement, il n’y avait forcément pas de principes généraux – il y avait plutôt des principes reliés à chaque bref de prérogative, doté de sa propre zone et règles d’application.
Le contraste avec la philosophie du droit civil ne peut être plus clair. Les principes généraux brillent par leur absence. Il n’y a aucune structure donnée par le législateur. Taxonomie, il n’y en a pas du tout. Tandis que le civiliste commence avec un principe général et une obligation concrète en découlant, le common lawyer part des circonstances de chaque affaire à la recherche d’un remède qui serait approprié étant donné le contexte. Et bien sûr, tout comme en droit privé, la common law est le « indexed chaos » des juges, loin de la structure imposée par le législateur civiliste.[3]
B. L’approche civiliste taxonomique
Je constaterai bientôt qu’à certains égards l’écart entre les civilistes et les common lawyers a été réduit dernièrement. Néanmoins, à la base, il y a une divergence philosophique très marquée. Principes et taxonomie d’un côté, évolution au cas-par-cas et chaos ordonné de l’autre. La lecture de quelques décisions récentes permet de constater que cette divergence persiste.
Prenons d’abord la décision de la Cour suprême dans Ferme Vi‑Ber inc. c. Financière agricole du Québec.[4] Il s’agissait d’une décision portant sur le Programme d’assurance stabilisation des revenus agricoles, (« Programme ASRA »),[5] administré par l’intimée La Financière agricole du Québec (« La Financière »). Sous la plume des juges Wagner et Gascon, la majorité consacre plusieurs paragraphes à une question taxonomique, soit la classification de la relation entre l’intimée et des agriculteurs appuyés par le Programme : « Pour décider lequel du régime de droit privé ou de droit public lui est applicable, il faut d’abord déterminer si le Programme ASRA est un contrat ».[6] S’ensuivent des centaines de mots écrits afin de justifier la conclusion qu’il s’agissait d’un « contrat administratif ».[7] Les juges se sont ainsi consacrés à la recherche d’une pureté conceptuelle, identifiant les formes possibles que peut être la relation entre les parties et appliquant le cadre juridique qui en est relié :
Ainsi, lorsque l’État entretient des rapports contractuels, il le fait dans le cadre d’un régime particulier, et l’intérêt public doit alors jouer un rôle dans l’interprétation de tels rapports. Au stade de l’interprétation de l’étendue des pouvoirs de l’État partie au contrat, par exemple s’il s’agit de déterminer si un texte contractuel accorde à l’État un pouvoir discrétionnaire, le principe de l’intérêt public pourra militer en faveur d’une plus large discrétion dans la mise en œuvre du régime. Cela sera d’autant plus vrai dans les cas où le régime contractuel en question vise un objectif social. Il ne s’agit pas là de principes de droit public mais bien de considérations liées à l’objet du contrat, qui sont susceptibles d’influencer l’interprétation de l’étendue des pouvoirs contractuels de l’autorité publique en cause… Le pouvoir discrétionnaire dont dispose l’État est tout de même assorti de limites. Dans le contexte d’un contrat administratif comme celui qui nous intéresse en l’espèce, ces limites ne relèvent pas de l’équité procédurale de droit public mais plutôt de la bonne foi et de l’équité contractuelle.[8]
Il y a donc un concept – le contrat administratif – et des règles qui lui sont propres. À l’instar des common lawyers qui commenceraient avec le redressement recherché afin de déterminer si celui-ci serait permissible, les civilistes commencent avec la taxonomie pour bien situer la forme juridique à l’intérieur du Code et appliquer ensuite les règles de droit pertinentes :
Bref, tout comme le contrat lui-même, le caractère équitable de l’exercice de ces pouvoirs discrétionnaires doit être apprécié à la lumière de l’intérêt public et de l’objectif social poursuivi par La Financière. Néanmoins, le droit des contrats rendra cette dernière redevable de l’impact financier de ses décisions lorsque celles-ci l’éloignent des exigences de la bonne foi et de l’équité contractuelle. C’est ce cadre juridique qui doit régir l’analyse des agissements de La Financière ici. Avant d’analyser ces agissements au regard de ce cadre juridique contractuel, il faut maintenant déterminer si les règles particulières au contrat d’assurance s’appliquent à celui-ci.[9]
…
puisqu’en l’espèce, le Programme ASRA est un contrat administratif innommé qui ne répond pas aux caractéristiques du contrat d’assurance, ce sont les règles d’interprétation contractuelle prévues aux art. 1425 à 1432 C.c.Q. qui scelleront l’issue du pourvoi. Nous devons nous y référer pour répondre à la question centrale en litige, soit celle de savoir si La Financière pouvait procéder à l’arrimage collectif des sommes reçues dans le cadre des deux programmes d’aide fédéraux faisant l’objet du recours des appelants.[10]
Il vaut la mention ici qu’en common law, le concept de « contrat administratif » n’existe même pas. Pour ce qui est des appels d’offres (et faisant abstraction des interventions statutaires du législateur), la common law ne reconnait aucune distinction entre le secteur public et privé : les règles de Contract A et Contract B s’appliquent avec force égale à l’Administration gouvernementale et aux sociétés privées. Pourquoi? Encore est-il que le common lawyer commence avec la question de remède plutôt avec la question de la classification des pouvoirs, de façon que ce qui importe dans un dossier d’appel d’offres est de savoir si les soumissions ont été traitées conformément aux règles énoncées dans l’appel d’offres.
La décision récente de la Cour d’appel de l’Ontario dans Thales DIS Canada Inc. v. Ontario (Transportation)[11] s’avère révélatrice. Il s’agissait d’un appel d’offres pour la production des cartes d’identité. La candidature de Thales, qui proposait de faire des cartes en France, n’a pas été retenue. Après reconsidération selon le processus mis en place conformément au traité de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne, le Ministère a maintenu sa décision d’exclure Thales. Il y a donc, si on veut, deux décisions : celle de publier l’appel d’offres et celle d’exclure Thales (décision maintenue après reconsidération).
L’entreprise a choisi de demander le contrôle judiciaire des deux décisions et a eu gain de cause en première instance. Ce qui est frappant à la lecture de la décision de la Cour d’appel – surtout en contraste avec celle de la Cour suprême dans Ferme Vi-Ber – est que les juges font tout leur possible d’éviter une quelconque classification de la décision dont Thales demandait le contrôle judiciaire. Le Ministère a soutenu que la décision échappait complètement au contrôle judiciaire parce qu’il s’agissait d’une décision contractuelle. Or, la Cour a répliqué que « this is not an appropriate case in which to decide the general issue of whether a request for bids can be subject to judicial review. The issue in this case should be decided based on its specific circumstances ».[12] Bien sûr Thales remettait en question la légalité du processus d’appel d’offres, et bien sûr le Ministère plaidait que ce processus était contractuel et n’était pas assujetti aux règles du droit public, mais la Cour a complètement évité toute question d’ordre taxonomique en mettant l’accent exclusivement sur la reconsidération :
Indeed, as a general principle, if an administrative process is set up for dealing with an issue, what is typically referred to as an adequate alternative remedy, the parties should first participate in that process before seeking judicial review: Canada (Border Services Agency) v. C.B. Powell Limited, 2010 FCA 61, [2011] 2 F.C.R. 332, at paras. 31-32; Volochay v. College of Massage Therapists of Ontario, 2012 ONCA 541, 111 O.R. (3d) 561, at paras. 68-69. The reviewing court then has the benefit of the administrative decision makers’ reasons and expertise. If the parties have participated in the administrative process, there is no basis for ignoring the administrative decision and separately reviewing the request for bids afresh. That is not the role of the court on an application for judicial review.[13]
Parce que le processus de reconsidération était un remède approprié dans les circonstances, et parce que la décision issue de ce processus était raisonnable, il n’y avait pas lieu d’examiner l’appel d’offres en tant que tel. Notons l’accent prépondérant mis sur la question du remède : si le problème était la légalité de l’appel d’offres, et alors voilà, le processus de reconsidération était adéquat. Notons aussi comment la Cour d’appel évite toute question de taxonomie : la notion d’un quelconque « contrat administratif » ne s’y trouve pas du tout, les juges se dépêchant de ne pas classifier les instruments juridiques pertinents.
Un autre exemple récent de la primauté de taxonomie dans l’esprit civiliste est la décision de la Cour suprême du Canada dans Sharp c. Autorité des marchés financiers.[14] En l’espèce, la question était la compétence des autorités québécoises de poursuivre devant une instance administrative des résidents de Colombie-Britannique qui aurait contrevenu aux lois québécoises en matière de valeurs mobilières en créant une société au Québec afin de faire des manigances de « gonflage et largage ». Une large partie de l’analyse des juges majoritaires – le juge en chef Wagner et le juge Jamal – concentre sur la question de l’application des règles du Code civil afin de déterminer « la compétence internationale d’un tribunal administratif sur des défendeurs de l’extérieur de la province ».[15] En bout de compte, la majorité est d’avis les règles de droit international privés du Code prévalent en toute situation, même quand une instance administrative est appelée à déterminer les limites de sa compétence, et que le Code ne fournissait pas en l’espèce la compétence extraterritoriale recherchée. Cependant, après cette longue analyse des dispositions pertinentes du Code, la Cour suprême arrive néanmoins à la conclusion que les autorités québécoises avaient effectivement compétence en l’espèce :
Bien que le C.c.Q. ne confère pas compétence au TAMF dans ces circonstances, il reste à se demander si ce tribunal a compétence en vertu des règles particulières de compétence du régime québécois des valeurs mobilières. Notre Cour a affirmé que « [l]es différentes règles qui gouvernent l’ordre du droit international privé au Québec se retrouvent principalement au Livre dixième du C.c.Q. » (Spar Aerospace, par. 22). Cependant, cela n’empêche pas l’application d’autres règles de compétence énoncées dans des lois particulières.[16]
Par la suite, la Cour suprême confirme le test applicable à l’exercice d’une compétence extraterritoriale par des instances administratives, celui de l’arrêt Unifund Assurance Co. c. Insurance Corp. of British Columbia.[17]
Ce qui est encore frappant est le temps et énergie consacrés à une question taxonomique qui aux yeux d’un common lawyer n’a aucune incidence sur l’issue du litige. Si, de toute façon, les autorités québécoises avaient compétence en vertu de leurs lois habilitantes, il n’est nullement nécessaire d’aborder la question de l’application du Code civil. Force est de constater que les cours d’appel des provinces de common law qui se sont penchées auparavant sur cette question d’extra-territorialité n’ont pas entrepris un exercice taxonomique afin de déterminer quel cadre de droit est applicable, mais se sont plutôt dépêchées vers les critères de l’arrêt Unifund afin de fournir une réponse aux questions en litige relatives à l’extra-territorialité.[18]
[1] Pour plus de détails, voir Paul Daly, Understanding Administrative Law in the Common Law World (Oxford University Press, 2021), chapitre 1; A Culture of Justification: Vavilov and the Future of Administrative Law (University of British Columbia Press, 2023), chapitre 2.
[2] Voir à titre d’exemple quelques classiques du genre, MacPherson v. Buick Motor Co 111 NE 1050 (1916) (le juge Cardozo); Home Office v. Dorset Yacht Co. Ltd., [1970] AC 1004 (le juge Reed); Sutherland Shire Council c Heyman (1985) 60 ALR 1 (le juge Brennan); R. c. Salituro, [1991] 3 RCS 654 (le juge Iacobucci).
[3] Gerald Postema, “Introduction: Search for an Explanatory Theory of Torts” in Gerald Postema ed., Philosophy and the Law of Torts (Cambridge, Cambridge University Press, 2001), p. 1. Voir aussi A.W.B. Simpson, “The Common Law and Legal Theory” in A.W.B. Simpson ed., Oxford Essays in Jurisprudence (Second Series) (Oxford, Clarendon Press, 1973), p. 77.
[4] 2016 CSC 34, [2016] 1 RCS 1032.
[5] (2001) 133 G.O. 1, 1336.
[6] Ferme Vi-Ber, au par. 30.
[7] ibid, au par. 46.
[8] ibid, aux pars. 48-49.
[9] ibid, au par. 51.
[10] ibid, au par. 66.
[11] 2023 ONCA 866.
[12] ibid, au par. 124.
[13] ibid, au par. 129.
[14] 2023 CSC 29.
[15] ibid, au par. 40.
[16] ibid, au par. 92.
[17] 2003 CSC 40, [2003] 2 RCS 63.
[18] Voir par exemple, Ontario College of Pharmacists v. 1724665 Ontario Inc., 2013 ONCA 381; McCabe v. British Columbia (Securities Commission), 2016 BCCA 7; Berger v. Saskatchewan (Financial and Consumer Affairs Authority), 2019 SKCA 89.
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